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06 mars 2022

"Un arbre le long d'une vigne" dans le vignoble de Meuse

Merci à Bernard GRANDCHAMP, "ami des oenologues de Bordeaux"
Ingénieur agronome (M 73) - Oenologue
Membre de la commission technique de l'Association des Oenologues de Bordeaux
pour ses réflexions historiques
 
"Entre juin 1580 et novembre 1581, pendant ''17 mois et 8 jours'', Montaigne quitta sa chère ''librairie'' pour un voyage entrepris afin de tenter d'apaiser les maux que lui causaient sa ''maladie pierreuse'', et qui le conduisit jusqu'en Italie - d'où il fut prématurément rappelé par une lettre du roi Henri III qui venait de le nommer maire de Bordeaux. Et s'il ne ramena pas la guérison de ce périple effectué à cheval, du moins lui devons-nous son célèbre ''Journal de voyage en Italie'', rédigé tout au long de son parcours - parfois jour après jour.
 
Le but avéré du voyage était de gagner les villes de ''Plommières'' (Plombières) en France, puis de Lucques en Italie, déjà réputées pour les bienfaits de leurs eaux. Il se rendit donc d'abord en Lorraine, passant par Paris (où il rencontra le roi, à qui il avait fait parvenir ses ''Essais'' qui venaient d'être imprimés - Livres I et II), Meaux, ''Esprenei'' (Epernay), Vitry-le-François, ''Vacouleur'' (Vaucouleur) :
 
''Et passasmes le long de la rivière Meuse, dans un village nommé Donremy, sur Meuse, à trois lieues dudit Vacouleur, d'où estoit natifve cette fameuse pucelle d'Orléans, qui se nommoit Jane d'Arcq. [...] Le devant de la maisonnette où elle naquit est toute peinte de ses gestes ; mais l'aage en a fort corrompu la peinture. Il y a aussi un arbre le long d'une vigne qu'on nomme l'Arbre de la Pucelle, qui n'a nulle chose à remarquer'' (Montaigne, Journal de voyage en Italie - Oeuvres complètes - Bibliothèque de La Pléiade, 1962 - p. 1119, 1120)  
 
Ainsi est attestée la présence de vignes le long de la Meuse en 1580. De quels éléments peut-on alors disposer pour essayer de remonter, le cas échéant, en-deçà de cette date? A l'expérience, s'agissant du vignoble français et de l'histoire de son implantation par régions viticoles, à l'intérieur même des divers départements tels que la Révolution les a institués et qu'ils sont demeurés, j'ai pour habitude sinon réflexe de me tourner vers ''Cépages et Vignobles de France'', le maître ouvrage de Pierre Galet, qui est bien plus qu'une référence ampélographique par les informations de tous ordres (climat, topographie, hydrographie, encépagement, production, crus, etc.) qu'il renferme.  Le Tome 2 (de l'édition originale, publié en 1958) concerne les régions méditerranéenne, est, centre-est, et nord-est - dont le département de la Meuse. On y lit, p. 1519 (VI - Les Crus) :
 
''La vigne dans la Meuse est répandue depuis fort longtemps puisque dès 709 on en trouve trace dans les procès et les actes locaux. [...] Les meilleurs vins rouges provenaient de l'arrondissement de Bar-le-Duc. [...] En 2e classe venaient les vins récoltés dans la vallée et les Côtes de la Meuse : ... , Vaucouleur, ...'' 
 
Pour aller plus en amont encore dans le temps, et même si la présentation n'y est pas aussi géographiquement rigoureuse que chez Galet, on peut se référer à Roger Dion et son ''Histoire de la vigne et du vin en France, des origines au XIXe siècle'' (édition Flammarion, 1977). On y peut ainsi lire, à propos de la Meuse :
 
''La Meuse, cette grande et belle rivière qui, à l'époque franque, voyait venir à elle une affluence de bateliers et de marchands, n'a jamais réussi [...] à prendre pleinement sa revanche du tort que lui a fait, lors de l'implantation du vignoble, la conception romaine qui attribuait à la Moselle le rôle d'artère maîtresse'' (p. 210, 211). En effet, ''jusqu'à la fin du IVe siècle, c'est à la vallée de la Moselle, et non à celle du Rhin alsacien, que se rapporte tout ce que les textes et les monuments figurés nous apprennent de plus important sur la circulation commerciale et l'extension du vignoble dans la Gaule du Nord-Est ; à la Moselle et non au Rhin alsacien que les Romains ont demandé d'assurer la plus importante des liaisons qu'ils aient établie à travers le territoire gaulois, celle de Marseille aux bouches du Rhin [...], par les difficultés opposées par le Rhin alsacien à la navigation fluviale, et les commodités que lui offraient au contraire la Moselle [...], même en tenant compte du trajet terrestre qu'il fallait parcourir entre Chalon-sur-Saône et Toul'' (p. 163)
 
D'ailleurs, ajoute Dion quelques lignes plus loin, ''les Romains ont songé, nous apprend Tacite (Annales, XIII, 53), à assurer cette liaison par un canal qu'ils voulaient tracer de la Saône à la Moselle''.
 
Effectivement, si on se reporte à Tacite lui-même (Annales - Oeuvres complètes, traduction de Pierre Grimal, Bibliothèque de La Pléiade, 1990), il est écrit au Livre XIII, Chapitre 53 (p. 706) : ''Vetus avait le projet de relier la Moselle et la Saône en établissant un canal entre elles pour faire en sorte que les troupes, amenées par mer, puis par le Rhône et la Saône, parviennent, grâce à ce canal et ensuite, par la Moselle, dans le Rhin, et de là descendent jusqu'à l'Océan''
 
Qui dira, à l'issue de ce parcours historique ''à sauts et à gambades'' mais sans prétention, si les espérances d'un grand vignoble des rives de Meuse n'auront pas été sacrifiées aux lointains impératifs militaires des Romains..."