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18 avril 2022

"Quand vous serez en France" dans le vignoble bourguignon...

Merci à Bernard GRANDCHAMP, "ami des oenologues de Bordeaux"
Ingénieur agronome (M 73) - Oenologue
Membre de la commission technique de l'Association des Oenologues de Bordeaux
pour ses réflexions historiques
 

''QUAND VOUS SEREZ EN FRANCE'' 

La vigne est, dit-on, paysagère - architecte paysagiste, imprimant sa marque culturale dans le paysage – en lien direct avec cette exigence permanente de maturité des raisins pour faire du bon vin : choisir, entre autres critères, en un lieu donné les expositions des ceps les plus favorables à l’action des rayons solaires, et organiser le modelé des parcelles jusqu’en leurs pentes pour obtenir l’évacuation la plus rapide possible des eaux pluviales – eau dont la chaleur spécifique freine toujours le réchauffement des sols, exemples d’application que l’on trouvera à la fois dans les croupes de graves du Médoc, ou les terrasses de Côte Rôtie…

Ces paysages viticoles, élaborés tout au long de siècles d’un constant « entêtement de civilisation » - suivant les beaux mots du journaliste et écrivain bordelais Pierre Veilletet, ont progressivement conduit à l'édification d'un monde en soi, peut-être un peu plus artificiel – parce qu’apparaissant d’emblée plus construit – que les autres paysages agricoles, sachant que toujours et partout Homo sapiens modifie à son goût, sinon à son profit, les lieux où il s’établit – modifiant parfois même profondément son environnement jusqu’à finir par en prendre conscience… Et, sitôt que la mode puis le goût des voyages – plus connus sous le nom de tourisme – se sont développés, ce monde viticole a fait l’objet de visites curieuses et attentionnées de la part de ces amateurs – décrivant les lieux et goûtant les vins – sans qui le nom des grands vins et leur réputation ne se seraient pas perpétués. Ainsi, bien avant que les vignobles ne deviennent lieux d'« oenotourisme », sont nées des « routes des vins », occasion rêvées pour devenir aussi routes de mots au fil de plumes d’écrivains.
Dans cette veine littéraire et vineuse, l’écrivain et journaliste Raymond Dumay publia en 1948  « Ma route de Bourgogne ». Et cette route des vins, il l’avait parcourue à moto, probablement alors sans itinéraire minutieusement préparé – se fiant plutôt aux indications des gens. Et d’écrire : « On m’avait dit à Noyers : ''Pour aller à Auxerre, prenez par Chablis. La route est un peu plus longue, mais en meilleur état. Quand vous aurez franchi la porte, quand vous serez en France, prenez à droite'' »…

Soudain, que ce « quand vous serez en France » sonne savoureux et profond à la fois!… Il me rappelle volontiers ces « Français de l’intérieur » dont nous affublent gentiment nos amis Alsaciens. Mais aussi, pour moi homme du Midi, j’y entends comme l’écho de ces « Français », gens du Nord de la Loire venus au XIIIe siècle mener croisade contre les Albigeois, et qu’évoquèrent à nouveau dans les années 1970 des viticulteurs languedociens en colère contre les réglementations gouvernementales… Et comment ce « quand vous serez en France » ne dit-il pas, mieux qu’un long cours d’histoire, combien la pellicule France était encore mince en 1948, et que le duc de Bourgogne Charles ''le Téméraire'' guerroyant contre le roi de France Louis XI à la fin du XVe siècle c’était au fond hier, bien qu’à cinq siècles de distance – alors qu'en ce temps-là la région de Chablis faisait partie du Comté de Champagne qui appartenait au Royaume de France !… Et combien il est clair que, pour celui ou celle qui indiqua sa route à Raymond Dumay, Noyers n’était pas en France mais en Bourgogne – puisqu’on n’était en France qu’après avoir franchi la porte de la ville : la frontière entre la Bourgogne et la France existait encore – du moins dans son esprit, et devait donc passer – serpentant entre rivières et bois – quelque part à l’Est d’Auxerre et de Chablis…

Permanence de la vieille histoire, de la longue histoire, de l’histoire profonde, celle qui – malgré le temps qui passe – demeure bien vivante dans les tréfonds des mémoires émotionnelles : gageons que pour le ou la guide qui informa ce jour-là Raymond Dumay, c’était la vraie histoire, la seule qui comptait – et peut-être la seule réelle