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19 juin 2022

Architectures et vins : tradition et modernité au cours de l'histoire du vin

 Merci à Bernard GRANDCHAMP,

"ami des oenologues de Bordeaux"

Ingénieur agronome (M 73) - Oenologue
Membre de la commission technique de l'Association des Oenologues de Bordeaux
pour ses réflexions historiques
 

~   ARCHITECTURES et VINS   ~

 

Parce que depuis toujours le vin est liquide, il a toujours fallu le contenir. Fruit de la transformation du jus de raisin, le vin est en effet le résultat d’un processus d’élaboration qui a toujours lieu en phase liquide, de la vinification au stockage final – via parfois un élevage. Et cette nécessité de le contenir entraîne l’utilisation permanente de contenants successifs, de la cuve à la bouteille – en passant éventuellement par le fût voire l'amphore. C’est pourquoi, élaborer du vin a toujours concrètement impliqué, signifié, de le mettre à l’abri. Et s’il existe des roches dont la tendreté relative a permis d’emblée, et permet encore, d’y creuser des caves destinées autant à l’élaboration du vin qu’à son stockage et son vieillissement (en France, Val de Loire, Champagne) – caves parfois improprement appelées naturelles, alors que comme caves elles résultent du travail de l’homme qui les aura façonnées voire creusées à cet effet, le plus souvent cet abri a été et demeure le résultat de la construction d’un bâtiment. Une activité depuis très longtemps conçue puis organisée avec le concours de personnes qui en font profession sous le nom d’architectes.

Bâtiment originellement attenant à la maison du vigneron et n’existant que pour sa fonction pratique d’être ce lieu à part où s’élabore et se stocke le vin, ce bâtiment – que par convention on nomme chai à Bordeaux a progressivement fait l’objet de constructions techniquement de plus en plus adaptées, en vue de proposer à chaque époque les conditions pratiques les plus propices à l’élaboration des vins et à leur conservation.

Ainsi, déjà au XIe siècle, les moines cisterciens créateurs du célèbre Clos de Vougeot ont construit un ensemble architectural homogène qui existe encore et qui avait été conçu – pour la partie dédiée au vin – sur des critères uniquement techniques (bâtiment de forme carrée où chaque angle était occupé par un pressoir, et que relient des côtés au sol en plan incliné permettant de rouler les fûts). Ce modèle architectural complet, par sa destination à la fois de chai et d’habitation, a connu ensuite sa plus belle illustration à Bordeaux lors de la construction, à partir du XVIIe siècle, de ces bâtiments à double fin appelés château – mot qui signifie à lui seul et depuis lors domaine viticole. Et l’exemple le plus abouti de cette conception totale, où demeure et chai sont traités ensemble, est certainement le Château Margaux, construit au XVIIIe siècle sur des plans de l’architecte Louis Combes – élève du célèbre Victor Louis l’architecte du Grand Théâtre de Bordeaux, dont on a retenu surtout le château et son célèbre péristyle romain, mais qui comprend également une partie des bâtiments techniques dont un chai à barriques encore en usage.

Puis, à la suite des progrès techniques spécifiques réalisés dans l’élaboration des vins – progrès résultant des travaux de Louis Pasteur à la fin du XIXe siècle - , le chai est devenu en quelque sorte autonome dans sa conception et sa réalisation, intégrant à chaque période les évolutions techniques les plus abouties pouvant être mises en oeuvre dans la pratique.

Parce que depuis toujours le vin est aussi un exercice de l’esprit, il a été virtuellement porteur d’une approche esthétique – pouvant s’exprimer à chacune des étapes de son élaboration. Ainsi la viticulture, parce qu’elle cultive, est organisatrice : déjà, parce que la forme à donner aux ceps n’est pas étrangère à l’exigence de maturité des raisins, on parle de conduite de la vigne ; mais aussi, parce que la vigne est une plante pérenne, la viticulture est également organisation du parcellaire – dont la stabilité est liée à la durée de vie parfois très longue des ceps. Et c’est pourquoi, organisant le parcellaire elle organise peu à peu le paysage, et peut être qualifiée de paysagère voire paysagiste par cette disposition organisée du parcellaire – maintenu parfois tel qu'en lui-même durant de nombreux siècles (voir, en France, les spectaculaires vignobles en terrasses de Côte Rôtie ou de Banyuls).

De même, parce que le vin est une continuité mentale depuis la vigne jusqu’à la bouteille, cette recherche parfois exigeante d’esthétique s’est progressivement portée sur la phase d’élaboration du produit, les bâtiments dans lesquels il est vinifié, élevé et conservé, devenant peu à peu l’objet d’une esthétique pour elle-même et l’architecture se faisant alors créatrice de formes – ce qu’au fond elle ne cesse jamais d’être dès lors qu’elle demeure fidèle à elle-même. L’esthétique visuelle des bâtiments est ainsi passée progressivement de l’habillage d’une simple fonctionnalité à une interrogation sur le bâtiment-chai comme forme, au point que la vue même de ce bâtiment peut n’être plus indicatrice de ce que l’on y fait : le fait n’est plus visible, « le Fait se distille dans la Forme » (Gustave Flaubert). Et Bordeaux et sa viticulture de châteaux s’avère un très bon exemple de cette évolution – du moins à l’époque récente.

Si l’on considère en effet ce « second âge d’or » que représente, depuis les années 1970, la progressive sortie de ce siècle noir de la viticulture qui a couru depuis la survenue du phylloxera destructeur au début des années 1860 jusqu’après la grande gelée de 1956, on peut observer – sur cette question architecturale et esthétique – une sorte de progression vers de plus en plus d’extériorisation du chai comme forme architecturale, le contenant-chai devenant par sa forme même comme une expression en soi de cette autre forme qu'est le vin – par le biais interprétatif d'une vision d'architecte : ainsi, depuis 1987 et le chai circulaire et souterrain de Château Lafite-Rothschild signé par Ricardo Bofill, diverses interprétations architecturales de cette forme-chai sont nées des visions subjectives de Jean de Gastines au Château Pichon-Longueville-Baron en 1993, de Mario Botta au Château Péby-Faugères en 2009, de Christian de Portzamparc au Château Cheval-Blanc en 2011, de Jean Nouvel au Château La Dominique en 2013, de Luc Arsène-Henry oeuvrant de concert avec le designer Philippe Stark au Château Les Carmes Haut-Brion en 2016...

Et dans cette extériorité même, dans cette extériorisation du bâtiment lui-même, c’est comme si – par le medium de l’architecture en tant que créatrice de formes – le chai s’échappait de ses contraintes originelles et purement techniques, pour devenir dans et par sa forme interprétation de l’espace, interprétation d’un lieu et d’un moment – ici d’un terroir et d’un moment de son histoire – par la subjectivité assumée d’une vision humaine.

Déjà forme gustative, sensoriellement interprétée et « sculptée » par le vigneron, le vin accède par cette autre interprétation – à laquelle s’est livrée l’architecte lors de la conception puis de la construction du chai – à un autre type de forme, une forme spatiale. Forme par délégation certes, mais forme du vin tout de même car légitimement son interprétation. Et une interprétation de l’espace plus libre que celle qu’a réalisée le vigneron. Car là où la topographie du lieu et la végétation de la vigne constituent des contraintes pour le vigneron qui cultive, le jeu avec les matériaux, les couleurs et la lumière, auquel peut se livrer l’architecte qui construit, sonne un peu comme une émancipation, potentiellement créatrice d’une forme qui n’existait pas – vérifiant alors ces mots du grand peintre Georges Braque : « Le vase donne une forme au vide, et la musique au silence ».