Articles

28 septembre 2022

Le vignoble de Bordeaux : une histoire d'eau

 Merci à Bernard GRANDCHAMP,

"ami des oenologues de Bordeaux"

Ingénieur agronome (M 73) - Oenologue
Membre de la commission technique de l'Association des Oenologues de Bordeaux
pour ses réflexions historiques
 

~ LE VIGNOBLE DE BORDEAUX EST UNE HISTOIRE D'EAU (1er épisode) ~

 

Bordeaux… Le nom, ce nom seul déjà, dit presque tout : bord d’eaux… Nom de ville, nom de vin, vin de Bordeaux… Et si la ville s’organise au flanc d’un méandre si joliment arrondi de la Garonne qu’il a donné à la cité cet autre nom de « Port de la lune », le vin lui-même qui reçoit son nom générique de sa ville serait-il de bord d’eaux ?…

Il suffit alors d’élargir son champ de vision, et de porter son regard sur une carte de la région : d’emblée s’y lisent les parcours de trois fleuves dont les tracés réunis dessinent la forme d’un Y renversé, dont le corps est orienté vers le Nord-Ouest, et dont les bras divergent l’un vers le Sud-Est et l’autre vers l’Est : respectivement, la Gironde, la Garonne, et la Dordogne. Et Bordeaux la ville se situe à peu près au point de jonction de ces trois fleuves, de ces trois « eaux », au cœur du sujet… A quoi on peut immédiatement ajouter que les villes principales de trois des plus notoires terroirs viticoles de Bordeaux, Pauillac (Médoc), Langon (Sauternes – Barsac), Libourne (Saint-Emilion – Pomerol), sont toutes trois équidistantes de Bordeaux d’environ 40 km, le long de la Gironde (Pauillac), de la Garonne (Langon), et de la Dordogne (Libourne) : le vignoble de Bordeaux s’étend le long de trois fleuves. D’ailleurs, pour le vignoble situé entre Garonne et Dordogne, ne parle-t-on pas d’     « Entre Deux Mers » (entre les deux fleuves).

L’eau, déjà comme eau fluviale, est donc présente au cœur même de l’organisation scénique du vignoble de Bordeaux dont elle constitue un des acteurs majeurs. Il s’agit là d’un acteur de proximité, auquel il faut en adjoindre un autre – également aquatique, certes plus éloigné de la scène mais bien présent par l’influence qu’y exerce son jeu : l’Océan atlantique. Cette influence est d’ailleurs si notable qu’elle se marque par le flux et le reflux biquotidiens des marées, qui font par exemple sentir leurs effets le long du cours de la Dordogne jusqu’en amont de Castillon-la-Bataille, soit à près de 150 km de l’embouchure de la Gironde – donnant parfois naissance à une onde de surface qui se propage un temps au fil de l’eau telle une vague (le « mascaret »). Il est alors aisé de comprendre combien les masses d’eau mises en jeu peuvent avoir, à marée descendante, un effet de drainage sur les terrains situés à proximité – via le réseau de canaux appelés« jalles » qui convergent vers les rives. De plus, la Gironde à elle seule (80 km de long et plus de 10 km de large à l’aplomb de Pauillac) exerce une influence spécifique sur le microclimat local, jusqu’à intervenir – par les alternances (dues aux marées) de surpression et de dépression de l’air situé à sa surface – comme répartiteur des masses nuageuses entre sa rive gauche (Médoc) et sa rive droite (Blayais-Bourgeais, Libournais).

Mais l’eau est également présente comme acteur majeur de ce vignoble sous forme d’eau pluviale, un des principaux caractères de la région bordelaise, par sa situation en bordure de l’océan et par sa position géographique en zone tempérée (la ville de Bordeaux elle-même est proche du 45e parallèle), étant constitué par sa pluviométrie (800 mm de pluie en moyenne annuelle) majoritairement d’origine océanique, et dont le régime dépressionnaire se matérialise sous forme de précipitations régulières à fort pouvoir d’humectation.

On voit ainsi par-là que le vignoble de Bordeaux est à la fois un vignoble sur l’eau et un vignoble sous l’eau…

Cependant, l’eau a également marqué le vignoble bordelais bien avant sa naissance, jouant un rôle plus important encore dans l’histoire géologique même de l’ensemble de la région – très long préambule dont a résulté la formation des sols… Toute cette grande affaire a débuté il y a 2 millions d’années environ, à la limite des ères Tertiaire et Quaternaire, lorsque l’actuelle Aquitaine prenait la forme d’un vaste plateau calcaire. Sous les effets conjugués des ultimes poussées liées à la formation des Alpes et des Pyrénées – et des gigantesques pressions exercées, ce plateau a été progressivement fracturé. Ainsi a été créé le « fossé girondin », correspondant à une grande faille de direction Sud-Est Nord-Ouest qui a détourné le cours de la Garonne à partir du secteur de Langon – alors qu’auparavant ce cours se prolongeait en direction de l’actuel Bassin d’Arcachon. Et par rapport à cette faille, le compartiment de rive droite a été soulevé (Berson, dans le Blayais, est à 90 m d’altitude), tandis que le compartiment de rive gauche était abaissé (Pauillac, dans le Médoc, est à 25 m d’altitude). Et tout au long de cette phase de dislocation du plateau calcaire originel – qui dura presque 1 million d’années, une puissante érosion de type désertique a progressivement décapé et mis au jour certains des soubassements rocheux les plus durs (appartenant entre autres à la formation géologique appelée « calcaire à astéries »).

Dès lors, qu’il se soit agi de gel ou de dégel, de remblaiement ou de déblaiement, voire de transgression marine, on ne peut nier que ce grand œuvre aura été principalement et sur la longue durée le fruit du travail des eaux...

(A suivre)

 

 

Bordeaux vu de l’espace. © Crédit photo : NOGUCHI Soichi