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23 janvier 2023

Le vignoble de Bordeaux est une histoire d'eau

 Merci à Bernard GRANDCHAMP,

"ami des oenologues de Bordeaux"

Ingénieur agronome (M 73) - Oenologue
Membre de la commission technique de l'Association des Oenologues de Bordeaux
pour ses réflexions historiques
 

LE VIGNOBLE DE BORDEAUX EST UNE HISTOIRE D'EAU (2ème épisode) ~

 

Le vignoble de Bordeaux est né d’un long et erratique travail des eaux, ainsi que nous avons tenté de le montrer dans le 1er épisode de cette « saga des terroirs bordelais ». Ce travail a débuté il y a 2 millions d’années environ, et sa résultante paysagère actuelle peut être considérée comme définitivement acquise depuis environ 10 000 ans (Lascaux date d’un peu moins de 18 000 ans). Et ce vignoble s’est organisé aux abords de la Gironde, de la Garonne, et de la Dordogne, avatars fluviaux de cette longue histoire géologique aquitaine…

 

Si l’on observe alors comment se répartissent à présent, le long de ces 3 fleuves, les principaux terroirs du vignoble bordelais, on voit qu’ils appartiennent essentiellement à 2 ensembles :

 

* un ensemble appelé « Rive gauche » (rives gauches de la Garonne et de la Gironde), résultant de l’affaissement du plateau calcaire originel, du creusement des vallées fluviales, et d’un remblai partiel de « graves » plus ou moins mêlées de sables ; il comprend les territoires de Sauternes (altitude 70 m), avec le cas particulier de Barsac où seul demeure le plateau calcaire - « calcaire à astéries » - évidé et nappé de sables rouges (altitude 5 m) ; ceux des Graves et de Pessac-Léognan (altitude 50 m à Léognan, 40 m à Pessac) ; ceux du Médoc (altitude 25 m à Pauillac)

 

* un ensemble appelé « Rive droite » (rive droite de la Dordogne), comportant les restes - organisés en « buttes témoins » - des parties les plus dures du plateau calcaire originel soulevé puis disloqué, et résultant aussi du creusement des vallées fluviales (la Dordogne, et son affluent l’Isle qui coule depuis le Nord), et d’un remblai partiel de « graves » plus ou moins mêlées de sables ; il comprend les territoires de Saint Emilion – Est (le « plateau », altitude 65 m), et de Fronsac et Canon-Fronsac (altitude 80 m) – sur « calcaire à astéries » ; ceux de Saint Emilion – Ouest (les « graves »), de Pomerol (altitude 35 m) et Lalande de Pomerol - sur « graves » et sables.

 

Nous savons par ailleurs que le facteur-clé qui régit la culture de la vigne, où que ce soit dans le monde dès lors qu’il s’agit de « bon vin », tient à la possibilité pour la plante de mûrir suffisamment ses raisins. Et, outre que l’on pourrait aisément démontrer que tout l’art du vigneron est dans ce « suffisamment », il apparaît que certains des critères qui favorisent ou gênent cette maturité suffisante se trouvent directement ou indirectement sous l’influence de l’eau.

 

En premier lieu, constatons que l’eau est thermiquement plus inerte que l’air : elle se refroidit et se réchauffe moins vite. Il s’ensuit que les sols humides, se réchauffant moins vite sous l’action du soleil, sont a priori des sols tardifs, tandis que les sols secs, se réchauffant plus vite, sont a priori des sols précoces. A quoi on peut ajouter qu’à quantité d’eau reçue (eau pluviale) identique, les sols humides sont ceux qui conservent l’eau, tandis que les sols secs sont ceux qui l’évacuent. Et le vignoble bordelais est un vignoble implanté sous climat océanique, c'est à dire humide. Nous observons alors que les meilleurs terroirs viticoles de Bordeaux sont constitués de sols qui se ressuient rapidement après les pluies : soit grâce à leur perméabilité naturelle (sols filtrants sur « graves » et sables, ou sur calcaires fissurés) – perméabilité parfois accrue de manière artificielle par des systèmes de drainage dont on retrouve encore des traces sous forme de drains en poterie datant du XVIIIe siècle ; soit grâce aux systèmes de pentes qui organisent le parcellaire viticole, pentes naturelles - « côtes » de Saint-Emilion ou de Fronsac, ou remodelées par l’action humaine – l’exemple le plus pertinent en étant donné par les « croupes de graves » du Médoc.

 

A cela on ajoutera que l’inventivité humaine, basée sur l’observation que la vigne – comme tous les végétaux – transpire par ses feuilles de la vapeur d’eau dans l’atmosphère, a conduit à accroître cette faculté de transpiration – et donc d’évacuation d’eau éventuellement en excès dans le sol – en accroissant le nombre de ceps par hectare, de façon à accroître la surface de feuilles par hectare (ainsi, en Médoc, la vigne est traditionnellement plantée jusqu’à 10 000 « pieds » à l’hectare).

 

On peut alors déduire de ce qui précède, et le vérifier sur le terrain, qu’il existe à Bordeaux un lien :

 

* entre la capacité de ressuyage des sols et la hiérarchie des Crus : en « Rive gauche », les meilleurs crus sont situés sur les sols les plus filtrants de « graves » , en position sommitale de modelé de « croupes » (Yquem, Haut-Brion, Margaux, Latour, Lafite) ; de même en « Rive droite », les meilleurs crus sont situés sur les sols les plus filtrants, soit de calcaires fissurés en situation plus ou moins pentue (Ausone, Bel-Air, Pavie, Canon), soit de « graves » en modelés de « croupes » (Cheval-Blanc, Figeac, L’Evangile, Trotanoy) – en notant le cas particulier de Petrus situé sur un sol d’argile retenant l’eau très fortement et longtemps (c’est à dire ne la restituant que très peu à la vigne)

 

* entre l’humidité des sols et la hiérarchie des « millésimes » : à Bordeaux, la qualité d’un millésime est en grande partie fonction de la pluviométrie durant le cycle de la vigne (avril-octobre), et surtout durant le cycle de maturation des raisins (septembre-octobre), car une forte pluviométrie est synonyme de sols humides, et donc – toutes choses égales par ailleurs – de maturité freinée ou retardée (septembre pluvieux « perd » un été sec, septembre sec « sauve » un été pluvieux) ; ainsi, à Bordeaux, outre que les « grands millésimes » correspondent presque toujours à un cycle à faible pluviométrie, on remarquera qu’en année humide – donc en millésime potentiellement difficile, les « grands terroirs » – grâce à leur capacité de filtration ou de rétention d’eau – permettent une meilleure maturation des raisins, et donc une meilleure qualité potentielle des vins…

 

(A suivre)