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28 juin 2023

Le vignoble de Bordeaux est une histoire d'eau - suite et fin

 Merci à Bernard GRANDCHAMP,

"ami des oenologues de Bordeaux"

Ingénieur agronome (M 73) - Oenologue
Membre de la commission technique de l'Association des Oenologues de Bordeaux
pour ses réflexions historiques
 

LE VIGNOBLE DE BORDEAUX EST UNE HISTOIRE D'EAU (3ème épisode) ~

 

Approchant du terme de cette brève « saga des terroirs » du vignoble de Bordeaux, nous aurons d’abord évoqué les antédiluviennes conditions de naissance des sols, et de tracé des 3 fleuves metteurs en scène  ( épisode1 ) ; puis entériné les fondements d'une archétypale opposition, et considéré avec intérêt la froideur de constitution de l'eau ( épisode 2 ).

 

Dans cet ultime épisode, on ajoutera alors que cette froideur de constitution de l’eau, due à son inertie thermique, lui confère aussi un fort pouvoir de régulateur thermique lorsqu’elle est présente en masse (fleuve, lac, mer). En effet, grâce au phénomène physique de l’évaporation de surface, de l’air humide se forme en permanence au-dessus de l’eau, air qui se refroidit ou se réchauffe donc moins vite que l’air sec (a contrario, dans les déserts où règne un air sec, sévissent ainsi de très grands écarts de températures diurne et nocturne). Il s’ensuit que les vignobles qui « voient l’eau » sont moins gélifs et plus précoces que ceux qui en sont plus éloignés. Les terroirs bordelais étant en particulier caractérisés par la présence de deux grandes masses d’eau – l’Océan atlantique et la Gironde, on constate que les vignobles qui s’en trouvent les plus proches bénéficient régulièrement de ces effets de précocité, et de protection contre le gel (les effets de la terrible gelée de printemps du 20 avril 1991 furent ainsi bien moins marqués dans le vignoble du Médoc que dans ceux de Saint-Emilion et Pomerol).

Et cette double influence de l’eau, sur l’humidité du sol et sur celle de l’air, pourra avoir un effet cumulatif en matière de précocité, ce qui permet d’expliquer en partie la distribution des « cépages » (variétés de vignes) cultivés dans les différents terroirs bordelais. Car, outre se partager entre cépages rouges et blancs, les cépages se distinguent fondamentalement entre eux par leur précocité et la longueur de leur cycle végétatif (caractères variétaux d’origine génétique, et donc invariants). Il existe donc des cépages précoces, et des cépages tardifs : en un même lieu d’implantation, et sous les mêmes conditions climatiques, un cépage tardif mûrira toujours plus tard qu’un cépage précoce. Si l’on se souvient alors de l’objectif de maturité commun à tous les cépages, parce que nécessaire à l’élaboration d’un « bon vin », on comprend qu’il est préférable de planter les cépages tardifs (à cycle long) dans les situations de terroirs qui auront tendance à favoriser la précocité. Il s’en déduit ainsi, concernant les cépages rouges, la répartition bordelaise « classique »  :

* le cabernet sauvignon (cépage tardif) est le plus répandu sur les « graves » du Médoc organisées en  »croupes » (filtrantes, pentues, et proches de la Gironde);

* le merlot (cépage précoce, donc plus tolérant) est surtout présent sur les sols argilo-calcaires de Saint-Emilion et Pomerol (moins filtrants et plus éloignés de la Gironde).

On notera cependant, ce qui confirme la règle, que le cabernet franc (plus tardif que le merlot mais moins que le cabernet sauvignon) est très présent à Saint-Emilion et Pomerol sur les sols les plus filtrants (calcaires compacts fissurés du « plateau » de Saint-Emilion ; « graves » de l’Ouest de Saint-Emilion, et de Pomerol).

La diversité de nature des différents types de sols se présentant ainsi comme un nuancier, permet de comprendre dans la réalité du terrain l’existence de ces autres nuanciers que l’on constate au sujet des proportions de chacun des cépages, tant entre  « châteaux » d’un même secteur qu’au sein du parcellaire d’un même « château ».

Enfin, tel un point d’orgue, un dernier rôle est joué par l’eau dans le vignoble bordelais, celui qu’elle interprète discrètement non sans aléas dans l’élaboration si spécifique des « vins liquoreux », vins blancs caractérisés par la présence – simultanée et provenant du raisin – d’alcool et de sucre résiduel en quantité notable (la « liqueur »). Ces vins naissent dans la région de Langon, où se trouvent réunies des conditions particulières :

* la vallée de la Garonne y est relativement encaissée (se faisant face, Sauternes – en rive gauche – culmine à 70 m, Sainte Croix du Mont – en rive droite – culmine à 115 m), ce qui favorise la stagnation des masses d’air ;

* la confluence de la Garonne et du Ciron (petit affluent de rive gauche, aux eaux plus froides, séparant Sauternes de Barsac) favorise la formation de brouillards.

Lorsqu’ils se forment en automne, au moment de la maturation des raisins, ces brouillards (eau humide) sont responsables du développement – sur la pellicule des raisins – du champignon de la « pourriture noble », développement lent (idéalement rythmé par une alternance quotidienne de brouillards et de soleil) qui entraîne un flétrissement progressif des « grains », une concentration du jus, et un enrichissement en saveurs exogènes provenant de l’activité même du champignon. On comprend alors que, dans ces conditions, l’aléa climatique joue à plein au moment de la récolte, et que celle-ci devra se dérouler en suivant l’évolution du champignon, par passages fractionnés et successifs dans les parcelles de vignes (les « tries »). De là que l’élaboration des grands vins liquoreux est beaucoup plus aléatoire que celle des grands vins rouges, de même que les grands millésimes de vins liquoreux sont généralement différents des grands millésimes de vins rouges, avec parfois – pour un même millésime – des qualités antagonistes.

Si donc le vignoble de Bordeaux est une histoire d’eau, n’est-ce pas au fond par le truchement d’une promenade au sein du vignoble lui-même, arpentant les vignes et goûtant les vins, que l’on saura s’en persuader – comme toujours en matière de vin?…

Alors, sans prétendre le moins du monde à une lassante exhaustivité, cette promenade pourra volontiers s’apparenter à une sorte de vagabondage d’un « château » à un autre, un peu à la manière de ce que le vigneron Montaigne eût appelé « aller à sauts et à gambades »  …

 

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